Jeter les dés ne me suffit plus :
6] LES PROTAGONISTES

By | 6 septembre 2016

Notre série d’articles « Jeter les dés ne me suffit plus » se poursuit parallèlement sur Memento Ludi et ici. Après l’introduction Pourquoi le gameplay est important puis les cinq premières parties Définir le gameplay, Paramètres de gameplay & jouabilité, L’agentivité et le système-monde, Au hasard des jeux et Où se cache le gameplay du jeu de rôles ?, voici le sixième article qui se préoccupe enfin des PJ…

6] LES PROTAGONISTES

Le nom l’indique assez clairement : le jeu de rôles repose sur l’incarnation par les joueurs de personnages fictifs. Mais cette évidence a en fait un paquet de conséquence ludiques et narratives qui méritent à mes yeux qu’on les considère de plus près parce que, dans notre loisir, à quoi on joue est largement défini par qui on joue.
Et si je ne vous en avais pas encore convaincu à ce stade, vous allez voir que les mots qu’on emploie pour désigner « qui » on joue influencent grandement la manière dont on conçoit nos personnages (et ça va être un festival de références lexicales)…

« PROTAGONISTES » ?
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles que je préfère le terme de protagoniste à celui de personnage-joueur.
Pour commencer, quand je théorise du JdR, cette petite coquetterie lexicale a l’avantage d’attirer l’attention sur la définition des personnages-joueurs (avec ou sans tiret) : en évitant le terme usité, j’espère en fait échapper à la mauvaise habitude intellectuelle qui nous épargne de réfléchir chaque fois qu’on tombe sur une notion qu’on croit déjà comprendre, rien que parce qu’on en reconnaît le nom.
Ce qui vaut déjà pour moi : je ne pense pas que j’aurais jamais écrit cet article si l’appellation « protagoniste » ne m’avait jadis amené à réviser ma conception des PJ…

C’est ensuite un terme particulièrement approprié aux jeux ‘de narration’, puisqu’il renvoie justement à la fonction narrative des PJ : en JdR, on ne joue pas n’importe quels rôles mais rien moins que les personnages principaux de notre fiction ludique, les moteurs de l’action et donc des acteurs de la narration autant que des rôles fictifs, des incarnations des joueurs autant que des personnages joués.
C’est tout cela que recouvre la dénomination « protagoniste » : les rôles principaux autant que ceux qui les interprètent, ceux qui jouent, qui participent à une compétition ludique, qui luttent (« agôn« , en Grec), qui affrontent l’adversité, qui sont à la fois les sujets et les agents du « drame« , c’est à dire de l’action théâtrale, à l’origine de la notion de dramaturgie (au théâtre, puis en littérature comme au cinéma).
Les ramifications narratives du statut de protagoniste éclairent par ailleurs plein d’aspects subtils et fascinant du jeu de rôles : j’y reviens dans la section suivante.

Surtout, le terme répond à mes yeux à une nécessité purement pratique, celle de distinguer les « personnages principaux » des personnages « animés par les joueurs« . Nécessité qui apparaît dès qu’on incarne temporairement des seconds rôles, que ce soit pour varier les points de vue sur l’histoire, permettre à un joueur de participer à une scène où son perso principal n’aurait rien d’intéressant à faire, voire carrément pour gérer une mortalité élevée.
Personnellement, ce sont des choses que je pratique assez couramment pour avoir effectivement besoin de termes pour distinguer d’une part les protagonistes de l’ensemble des « personnages secondaires », et d’autre part les personnages incarnés par des joueurs de ceux qui ne le sont pas : parce que si on commence à jouer des PNJ, le terme de « personnage non-joueur » n’a effectivement plus de sens. Alors que cette hiérarchie des rôles, elle, se maintient quelque soit le mode de jeu (voir prochain encadré).

La nuance est d’autant plus nécessaire qu’un jeu propose des approches différente du rôle, qu’il s’agisse simplement de jouer aussi les subordonnés de personnages décisionnaires (compagnons, serviteurs, familiers, infants, goules, etc. : ça se fait notamment beaucoup chez White Wolf, d’Ars Magica à Vampire), qu’on se préoccupe des familles et de la descendance des protagonistes (Empire & Dynasties, Pendragon, le Trône de Fer, L5A, Red Aegis…), qu’on propose des emplois plus complexes comme un joueur incarnant un aspect incontrôlé du perso d’un autre (en général ses mauvais penchants, mais potentiellement son démon à Sorcerer, son ombre à Wraith, son arme-dieu à Bloodlust, son simulacre à Nephilim…) ou que les joueurs se partagent plus ou moins le même personnage (Les Ténébreux Secrets de Sherlock Holmes, Everyone is John…).
Et si l’on va jusqu’aux jeux sans MJ, où par définition tous les personnages de la fiction commune sont animés par des « joueurs » (y compris les antagonistes et jusqu’au moindre figurant), alors on a clairement besoin d’un lexique plus précis que personnages joueurs et non-joueurs.
Au regard de cette diversité des rôles, « protagonistes » a pour moi l’avantage de désigner clairement le cas majoritaire des personnages principaux incarnés par les joueurs, en les distinguant de la multitude des alternatives. Et j’emploie également le terme pour son côté biplace, sa double-valeur de « ceux qui jouent les rôles principaux » et qui permet d’évoquer d’un seul mot tout le couple « joueur + PJ », sensés agir, à bien des égards, comme un seul homme.
Finalement, tout ça fait de « protagoniste » un terme assez symbolique des nombreuses ambivalences du JdR, qu’on va pas mal explorer dans cet article.

Vous remarquerez que ça ne m’empêche pas d’employer « PJ » pour limiter les répétitions, économiser du signe ou lorsque je veux justement souligner l’aspect ludique des perso : proposer du vocabulaire est généralement un ajout, ça ne signifie pas qu’on va bannir les termes précédents.

[ ANTAGONISTE, ADJUVANTS, FIGURANTS…
Employer les termes de la dramaturgie permet d’ailleurs, plus largement, de ne pas avoir à ré-inventer la roue pour désigner tous les personnages selon une hiérarchie narrative qui conditionne à la fois leur importance dans l’histoire, leur fonction dramatique (seconds rôles, antagonistes, Némésis, adjuvants, figurants, utilités, candides, trickster, etc.) et donc leur temps de présence dans la narration. C’est donc une hiérarchie qui recouvre les PNJ autant que nos protagonistes, et permet de prioriser tout notre dramatis personæ pour mieux y installer nos intentions narratives : je vous renvoie notamment vers la série de Carnets Ludographiques sur les PNJ, où on détaillait tout ça.

Une fois de plus, le JdR a tout intérêt à piocher du vocabulaire dans les domaines connexes, surtout que si celui de la dramaturgie a un peu vieilli (issu de La Poétique d’Aristote, il a précédé la notion de narratologie de plus de deux millénaires), son approche fonctionnelle se prête fort bien à une réflexion ludique :
en reliant la fonction narrative des personnages à leur action dans le système-monde, on peut facilement distinguer ceux qui vont aider les protagonistes (nos « adjuvants »), ceux qui vont produire du challenge (nos antagonistes), ceux qui vont faire l’un en ayant l’air de faire l’autre (les trickster, les casse-pieds…), les « gardiens » qui vont présenter un challenge préalable à leur aide, etc.
On peut même utiliser notre hiérarchie narrative pour établir une hiérarchie ludique, donc établir des « niveaux de personnages » valables tant pour les PJ que les PNJ, qui permettent de mesurer entre autres la puissance des uns et des autres, donc y compris d’évaluer l’adversité qu’on met face aux PJ.
Ce qui amène en fait à définir la place des différents personnages non plus seulement dans l’histoire, mais dans le gameplay !

Le lexique de la dramaturgie est donc extrêmement pratique pour une MJ : personnellement, je m’en sers énormément, c’est même intégré à la mécanique de jeu que j’emploie habituellement… ]

FONCTIONS NARRATIVES
Se pencher sur les fonctions narratives des personnages-joueurs, justement soulignées par le terme de « protagonistes », met en lumière tout un tas d’aspects du jeu de rôles qui m’intéressent très fort et qui ne sont pas tout à fait étrangers au gameplay.
Sans doute, tout simplement, parce que les aspects ludique et narratif du JdR restent intimement liés : c’est sans doute son ambivalence la plus fondamentale…

D’abord, le fait qu’on joue des protagonistes signifie que, s’ils rencontrent parfois des personnages qui ont apparemment plus d’influence qu’eux sur l’univers virtuel et qui peuvent même brièvement leur voler la vedette, les PJ restent les personnages centraux de la fiction justement parce que c’est leurs histoires que joueurs et MJ jouent à raconter.
Les protagonistes sont rien moins que le sujet principal de la fiction.
Il est donc complètement normal qu’ils en soient aussi le fil rouge reliant les différentes aventures qui forment une campagne, tout spécialement quand elle est composée d’épisodes autrement indépendants. Mais même en one-shot, ce n’est pas tant la continuité des événements qui donne de l’unité à la fiction que le fait que ces événements leur arrivent à eux, les protagonistes, et qu’ils soient vécus selon un point de vue, une chronologie et une logique qui fait sens pour eux.
Car si on pourrait arguer d’une part que la fiction n’existe que pour son public, d’autre part qu’elle n’a de sens que vis à vis des personnages, les protagonistes d’une fiction interactive sont eux presque confondus avec leur public : en JdR, la plupart du temps, les acteurs-scénaristes sont aussi, en alternance, les spectateurs.

Si des auteurs affirment ainsi qu’ « une bonne histoire est une histoire qui arrive à des personnages intéressants« , c’est particulièrement vrai en JdR, puisque la fiction rôliste n’existe effectivement que par et pour ses protagonistes, incluant les joueurs-spectateurs qui les animent. Leur statut de personnages principaux suffirait déjà à leur donner le beau rôle (haha), mais en plus nos protagonistes rôlistes sont interactifs et, par là, participent à la création de leur propre histoire : si tout se joue par et pour eux, il y a un peu intérêt à ce qu’ils soient « intéressants » !
Heureusement, des protagonistes peuvent être intéressants de multiples manières, autant par leur faiblesse que par leur force, bien souvent par la conjonction des deux et peut-être même dans la compétition entre leurs forces et leurs faiblesses : ce serait pas un bel enjeu ludo-narratif ça, un beau générateur de tension tant ludique que dramatique (et une ambivalence de plus pour notre collection) ?

En tous cas, depuis des millénaires qu’on racontent des histoires, les sujets de fiction ne cessent de se diversifier bien au delà des sagas épiques. Après la littératures et l’audio-visuel, à leur tour, les jeux vidéos et les JdR commencent réaliser qu’une bonne histoire ne nécessite pas que les personnages principaux soient toujours des Héros, accomplis ou aspirants, épiques ou tragiques : les protagonistes peuvent se révéler fascinants même en étant des « non-héros » sans qualités extraordinaires, des antihéros, des bouffons et même de pauvres diables victimes des événements.
S’amuserait-on à jouer des minables sans envergure, ces PJ seraient encore les personnages principaux de leur histoire de minables parce qu’ils en sont le sujet, et parce que c’est eux qui font avancer l’action : pour peu que leur caractère se heurte au monde, il y a matière à conflit, donc matière à jouer et à raconter.

D’ailleurs, si l’histoire arrive aux protagonistes, elle est également vécue et donc perçue par eux, c’est à dire très largement narrée de leur point de vue : ce sont leurs sensations et leurs impressions que décrit la MJ-narratrice, les joueurs ne sont sensés connaître que les infos que possèdent leurs perso et donc on se fout complètement de tout ce qui peut arriver en leur absence.
Même les complots des méchants ou la vie quotidienne des personnages secondaires n’apparaissent dans l’histoire que lorsque les PJ s’en rendent compte, soit la plupart du temps quand ils y sont confrontés : en bref, le JdR est généralement perçu en « vue subjective des PJ« , ils sont donc le point focal de la fiction. Mais leur champ de vision est lui-même interactif puisque, bien souvent, les perso voient là où les joueurs regardent. Les perceptions des protagonistes participent donc déjà à leur agentivité : ce n’est pas un hasard si la « focalisation interne », c’est à dire une manifestation du monde du point du vue du protagoniste, est aussi la perspective préférée des RPG vidéo. (Pour plus de détails à ce sujet, je vous renvoie vers la notion de focalisation que j’ai par ailleurs abordée dans le CL#12 comme dans l’article « Décrire » du bouquin Mener des parties de JdR, et que Vivien Féasson évoque dans un de ses article sur les « gestes » rôlistes).

Mais s’ils sont animés par des joueurs co-scénaristes des actions de leurs protagonistes, si l’histoire et le monde virtuel sont perçus par leur double-regard (celui des perso qui se confond largement à celui des joueurs), est-ce que nos joueurs de protagonistes ne seraient pas des narrateurs de leur propre histoire ?
Non seulement parce que les joueurs qui les animent participent activement à la narration globale, parfois -à eux tous- plus que la MJ, mais aussi parce qu’une grande part de l’action et de l’émotion arrive par leurs actes, leur décisions et surtout, vu que le principal procédé du jdR est encore la parole performative mentionnée à l’article 3, c’est à dire ce que les joueurs racontent de leurs perso.
Autrement dit : les protagonistes, personnages acteurs et narrateurs, racontent leur propre histoire par leur roleplay.
C’est peu dire qu’on cumule les mandats narratifs (et les ambivalences)… 🙂

Et puisqu’ils sont les moteurs de l’action dramatique, la nature des protagonistes va largement orienter le déroulement des événements et, donc, jusqu’au sens de l’histoire : en conservant les mêmes intrigues, raconter Star Wars du point de vue des droïds produirait une saga extrêmement différente.
Ce qui fait dire à des narratologues que l’action des protagonistes est justement le propos de la fiction : l’Odyssée n’est pas tant une histoire de navigation, de courroux divin, de cyclopes et de magicienne que l’histoire d’Ulysse se démerdant de tout ça, le récit de ce qu’il comprend des événements, de ce qu’il en ressent et de ce qu’il peut y faire.

Traditionnellement, la manière dont le protagoniste s’en sortait définissait le genre de la fiction : s’il gagnait malgré les dieux c’était une épopée, s’il était brisé par un destin inexorable c’était une tragédie et s’il sombrait en se plaignant beaucoup, c’était un drame pathétique.
Les littérateurs peuvent alors considérer que c’est le genre fictionnel qui décide du destin des protagonistes, mais puisque nous-rôlistes définissons la fiction en jouant pour connaître le résultat de nos actes… ça dépend un peu des jets de dés. Nouvelle ambiguïté rôliste : est-ce que c’est le genre narratif qui définit les possibilités des PJ, ou est-ce que ce sont les joueurs qui définissent le genre narratif par l’action de leurs perso ?
Serait-ce les deux à la fois ? Serait-ce dépendant des résultats du jeu ?
Et quoique ça produise quelques casses-têtes quand on publie des scénar sans en connaître les protagonistes putatifs, admettre la position centrale des PJ permet en fait de résoudre un paquet de problèmes récurrents de la conception de JdR, tant du point de vue de la fiction que du jeu.

Mais pour que ces perso aient effectivement valeur de protagonistes, que ce soit bien leur histoire qu’on raconte, encore faut-il évidemment qu’ils exercent leur volonté sur elle et sur le monde virtuel où ils baignent tous (l’histoire autant que les perso). C’est ce qui me faisait dire au début de l’article 3 que l’agentivité avait une dimension « presque métaphysique » en ce qu’elle touche à l’auto-détermination des êtres : dans le cadre du jeu, joueurs et protagonistes sont-ils les maîtres de leur destin ? (Une question qui m’intéresse tellement qu’elle est est au cœur de la plupart des campagnes que je mène comme des mécaniques que je bricole, et je ne suis manifestement pas le seul…)

Si la notion même d’agentivité consiste à répondre « oui », à affirmer justement cette influence des PJ sur le monde qui les entoure et les challenges qu’ils rencontrent, elle se traduit en fait par la capacité des joueurs à exercer leur libre-arbitre dans le jeu à travers la liberté d’action de leurs personnages. En résumé, et quitte à enfoncer une autre porte ouverte qui ne m’avait rien fait : l’agentivité rôliste consiste en l’influence des joueurs sur l’histoire via les actions des protagonistes.
Ce qui justifie à mes yeux que, pour avoir une action plus efficace que seulement « aléatoire » sur les événements, les joueurs doivent pouvoir exercer une influence sur les résultats de leurs actions, qui sont en fait les actions de leurs personnages.
(Et alors ça, chers lecteurs, c’est de l’ambivalence de compétition !)

Tout ça nous mène des aspects narratifs des « personnages-joueurs » vers leurs aspects ludiques, puisque les deux sont intrinsèquement liés et qu’on est quand-même un peu là pour parler de gameplay

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PERSONNAGE-JEU
En plus d’être -donc- les personnages principaux de la fiction rôliste, les personnages-joueurs sont des personnages « joués » : pas seulement au sens de l’interprétation et du roleplay, mais bien de personnages mis en jeu, motorisés par la mécanique autant qu’investis, pariés, risqués dans l’aventure.
Ce qui nous rappelle la première règle intrinsèque du JdR, mentionnée dans l’article précédent, et qui veut que « les joueurs n’agissent dans l’univers fictif qu’à travers leurs personnages« .
Parce que tout est là…

En plus d’être le point focal de la fiction, les protagonistes sont justement les véhicules ludiques des joueurs : ce sont à la fois leurs avatars et leurs jouets, mais surtout les scaphandres mécaniques -eux aussi largement faits de règles explicites, implicites ou intrinsèques- qui permettent aux joueurs de s’immerger dans l’univers virtuel et d’y agir.
Car dans les JdR « classiques », les possibilités d’action des joueurs sont à peu de choses près les possibilités d’action des PJ : vous pouvez entreprendre toutes les actions dont votre perso est capable, et presque uniquement celles-ci.

En fait, en dehors de quelques mécanismes méta-diégétiques qui permettent aux joueurs de sauver les miches de leurs protagonistes (généralement sous la forme de points de chance/destin/héroïsme, qui participent eux aussi des stat’ du personnage) et les quelques moments où l’ont vous laisse résoudre des énigmes avec votre propre cerveau plutôt que celui de Grünt le Barbare, la capacité d’action des PJ est tout ce que vous avez pour influencer le jeu, le système-monde et donc l’histoire.
Ce qui revient en fait à dire que votre protagoniste définit presque entièrement votre gameplay au sein d’un jeu (voir l’encadré Volume réel du gameplay).

Y compris, d’ailleurs, notre fameux « but du jeu », puisque c’est généralement dans les PJ que se trouve le but du JdR. En fait, quand je disais précédemment que le but du jeu de rôles varie selon les histoires puisqu’il appartient à la fiction, je gardais pour la bonne bouche que lorsque joueurs et protagonistes acceptent une mission – ou se fixent eux-mêmes des objectifs – pour formaliser ce qui sera le but du jeu de leur partie de JdR (d’une séance, d’un scénar ou d’une campagne), ils intègrent en fait ce but aux perso, ils « l’intériorisent » comme disent les psy : un objectif fictif ne devient le but du jeu que parce qu’il est devenu le but des personnages-joueurs.
Ce qui est encore plus sensible (et narrativement intéressant) quand un protagoniste est créé avec des motivations propres, et donc son « but du jeu » individuel : si j’incarne un ex-truand en quête de rédemption ou une héroïne partie à la rescousse de son amoureux disparu, alors ces quêtes personnelles seront une grande part de ‘ce à quoi je vais jouer’, et ces objectifs devraient largement orienter le gameplay de ces personnages.

Une fois établi que les PJ sont tout à la fois les personnages principaux de notre narration et l’unique véhicule ludique des joueurs, contenant jusqu’au but de leur jeu, on peut en fait affirmer que les protagonistes sont le cœur du jeu ; ce n’est pas seulement une considération narrative, ça n’est pas vrai que dans les jeux qu’on appelle « character-centered« , c’est un principe mécanique fondamental du jeu de rôles.
Parce que l’essentiel de l’interaction avec le jeu comme avec l’histoire se joue effectivement autour des PJ : d’une part à travers le contrôle que les joueurs exercent sur leurs protagonistes (et qui peut être assez variable, suivant les jeux), d’autre part dans l’influence que ces protagonistes ont sur le monde autour d’eux, donc sur les événements et finalement sur l’histoire.

Ça signifie au passage que, en JdR, l’agentivité ludique est en fait narrative (et réciproquement : ambivalence !). C’est spécialement flagrant quand on flirte avec le storygame, mais c’est déjà vrai pour les JdR classiques : plus les protagonistes ont d’influence sur les événements, plus les joueurs ont d’influence sur l’histoire globale.
Prenons quelques exemples concrets…
Si j’incarne un redoutable guerrier, mon influence ludique va largement consister à meuler des ennemis, et mon influence narrative à ajouter du conflit et de la violence dans la narration commune : suivant le genre fictionnel et l’intérêt que je porte à ces thèmes, leur mise en scène variera énormément, mais mon perso générera de toutes façons des histoires de combat. Si je joue une sorcière accro à l’énergie magique, non seulement mon gameplay personnel mais les intrigues qui la concerneront seront largement teintés par cette ambiguïté : le pouvoir qu’elle exerce par la magie, et le pouvoir que la magie exerce sur elle.

Sur cette base, les performances des personnages vont elles aussi orienter la fiction : une bande d’aventuriers niveau 1 produit beaucoup de tentatives lamentables et de brèves poussées de témérité, vivant souvent sur le fil du rasoir. À l’inverse, des héros surpuissants accumulent aisément les victoires, obligeant les scénaristes (auteurs, MJ et joueurs) à chercher ailleurs la tension ludique et narrative : peut-être dans l’ampleur des enjeux, en leur opposant des ennemis également puissants ou en se concentrant d’avantage sur les retombées de leurs actions que sur un très éventuel challenge.
Rien que les combats gagnés et perdus par le redoutable guerrier de l’exemple précédent vont probablement faire rebondir l’histoire et en modifier le sens selon les conséquences de ses victoires et de ses défaites, pour lui-même comme pour le reste du groupe.

De multiples manières, tout un pan du gameplay narratif se joue dans cette influence, c’est ce qui détermine en fait si, à force de jeu, vous aurez produit le récit de héros vainquant finalement l’adversité ou celles de pauvres bougres laminés par le destin. Ce que vos personnages réussiront à accomplir de bien, de mal et d’ambigu décidera également de la portée morale de votre histoire, et donc du propos final de ce récit particulier : chaque fois que les PJ gagnent ou perdent en se comportant de manière éthique, pragmatique ou dégueulasse, ça dit en fait quelque chose de très fort sur la fiction où ils évoluent, et que leurs actes participent à raconter, donc à définir.

[ VOLUME RÉEL DU GAMEPLAY
À ce stade, on commence à voir que si le gameplay des JdR est théoriquement infini, dans la pratique, un jeu donné est en fait circonscrit à un espace nettement plus réduit.
Pour commencer, au nom de la deuxième règle intrinsèque du JdR, ce que vous pouvez effectivement entreprendre au sein d’un univers fictif est défini par le paradigme de la fiction : on ne peut donc traverser les murs que dans les univers surnaturels, on ne peut se projeter dans la Matrice que dans les mondes où il y en a une, les histoires d’amour ne finissent bien que dans les fictions un peu optimistes.
Le genre fictionnel délimite donc le gameplay maximal d’un JdR, en fixant ce qui est au bas mot possible en son sein : c’est une première limite, le périmètre extérieur fixant l’espace du jeu dans le grand n’importe quoi de l’imaginaire.

Dans les limites de ce « possible de la fiction », qui en général est quand-même très vaste, la troisième règle intrinsèque nous indique que n’est vraiment jouable que ce que l’arbitrage de la MJ autorise. Bien souvent, elle prend ses décisions en bonne mécanicienne du jeu, ce qui signifie que son « arbitrage du possible » va largement dépendre de ce que le système permet : au bas mot ce qu’il gère, mais de préférence ce qu’il ludifie, ce qu’il met en valeur dans le jeu.
Si le périmètre d’action effectivement couvert par les règles est souvent plus étroit que ce que la MJ admet au prix d’un peu de bricolage (de l’intérêt d’avoir une mécanicienne humaine), en admettant qu’elle exerce aussi sa fonction d’animatrice ludique en priorisant les aspects du jeu les plus intéressants pour les participants, elle va probablement permettre plus volontiers ce que la mécanique produit d’intéressant à jouer.
Parce que, encore une fois, c’est là le péché mortel et récurrent d’un paquet de mécaniques de jeu : il ne suffit pas de « gérer » une action pour la ludifier, il faut encore le faire d’une manière plus ludique que si on s’était passé de règles.
Disons que c’est un peu comme la table de portées des armes : sous la portée des actions possibles se trouve la portée utile du gameplay, ce que les règles modélisent assez bien pour qu’on s’en serve effectivement.

Mais à l’intérieur de ce gameplay utile, qui définit tout ce qu’on peut faire de cool avec le jeu, un joueur ne peut effectivement entreprendre qu’une gamme d’actions bien plus étroite : ce que son protagoniste sait faire. Voire même, puisque le gameplay reste l’usage du jeu, ce que son perso sait assez bien faire pour que ça vaille le coût de s’en servir : non seulement vous ne désamorcerez pas de bombe atomique si vous n’avez pas la compétence, mais vous vous ne vous aventurerez pas non plus à la diplomatie avec 5% en Baratin.

En admettant que le mode de jeu et le scénario vous permettent alors d’exercer librement l’ensemble de ce que votre perso peut faire d’utile à ses objectifs, on constate que le volume réel du gameplay accessible à un joueur est quand-même beaucoup moins qu’infini : heureusement qu’on joue généralement en équipe, et qu’on peut justement concevoir des scénarios qui ajoutent de la matière à jouer…

À mes yeux, tout cela démontre que le JdR peut se résumer à ludifier l’incarnation des protagonistes dans le système-monde. Je précise pour éviter les malentendus : je n’affirme pas qu’il le doit, je souligne que c’est une option valide et intéressante.
Les seules règles dont on a vraiment besoin sont alors celles qui assurent l’influence des joueurs sur leurs protagonistes, puis l’interaction entre les protagonistes et l’univers fictif. Et ces deux aspects de l’interaction, joueurs↔PJ et PJ↔monde, peuvent chacun être réduits ou développés pour générer des gameplays très variés.
Rien que l’importance relative des ces deux interactions définit déjà des manières de jouer : si les protagonistes ont beaucoup plus d’influence sur le monde qu’il n’en a lui sur eux, on produit un jeu épique où de puissants héros plient l’univers à leur volonté. Si l’influence est réciproque et à peu près égale, alors une grande part du challenge consiste pour les joueurs à faire pencher la balance en leur faveur pour affirmer l’agentivité de leurs protagonistes (et la leur) sur un monde qui non seulement leur répond, mais aussi leur résiste. Et si le monde pèse d’avantage sur les PJ que l’inverse, alors on produit au choix de la tragédie ou de l’horreur, dont les protagonistes seront bien plus les victimes que les acteurs et dont l’enjeu est essentiellement d’y survivre.
Orienter l’interaction mécanique à l’avantage du monde, des PJ ou au point d’équilibre est donc probablement l’une des premières décisions que devrait prendre un concepteur de JdR, avant de réfléchir à la manière dont cette interaction doit s’exercer pour produire le cœur du gameplay.

Mais animer cette interaction est aussi tout ce que la MJ a vraiment besoin de faire durant les parties, pour transmettre des histoires, modéliser le système-monde et permettre le jeu : sa principale fonction est alors de rendre ce monde accessible aux joueurs, donc réactif aux protagonistes. S’attacher à ce que le monde, l’histoire et leurs actions en leur sein renvoie quelque chose aux joueurs, à travers leurs perso.
Car si la fiction répond aux PJ et que ceux-ci sont à leur tour sensibles au monde qui les entoure, les émotions des joueurs suivront naturellement, par osmose, par identification et par immersion. (Je ne vais guère aborder l’immersion dans ces articles mais, si ça vous intéresse, je vous conseille une conférence d’Olivier Caïra.)

En réalité, en JdR, tout se joue avec les PJ, sur les PJ, entre les PJ, pour les PJ ou dans les PJ. C’est tout simplement là que se situe le jeu.

Alors si le gameplay est l’usage du jeu, à peu de choses près, le gameplay du jeu de rôles, c’est l’usage des protagonistes : jouer au JdR se résume à peu près à faire interagir des personnages dans le système-monde. Et si la qualité narrative d’un jeu peut presque tout devoir à la richesse de son univers fictif et à la puissance de ses intrigues, la qualité de l’expérience ludique, elle, dépend strictement de la qualité de cette interaction.
À mes yeux, c’est la principale -peut-être même l’unique- valeur d’une mécanique de jeu : ludifier l’incarnation des perso et leur interaction dans l’univers fictif.
C’est à l’aune de cette interaction que les concepteurs devraient soupeser chaque mécanisme explicite, implicite ou même intrinsèque qu’ils envisagent d’intégrer à leur jeu : en se demandant si chaque ajout bénéficie d’avantage à cette interaction que la simple « Règle 0 ».
Si un mécanisme apporte à l’action des PJ dans le monde un plaisir, un pouvoir, un challenge ou un enjeu supérieur au simple « si tu veux faire un truc, ton perso y arrive« , alors la règle est au moins utile : elle peut encore réclamer toutes sortes d’ajustement mécaniques et d’affinages de formulation avant d’être fonctionnelle (puisque nos règles rôlistes ne fonctionnent que parce qu’elles sont bien comprises, donc bien écrites), mais au moins cette règle a-t-elle effectivement une raison d’être, et il vaut alors la peine d’y consacrer le travail de développement et d’ajustage.
Si à l’inverse une règle de JdR n’enrichit pas l’usage ludique des protagonistes, c’est probablement du gâchis de texte.

C’est toute l’importance de considérer le gameplay quand on crée un jeu de rôles et, même, déjà, quand on conçoit un scénario (comme expliqué dans le CL#18) : se préoccuper de ce que les protagonistes vont pouvoir y faire d’intéressant. C’est pour ça que je cause de mise en jeu comme d’intentions et de développement ludiques depuis l’aube des Carnets Ludographiques, c’est la nature de l’animal conceptuel que je poursuis depuis le début de ces articles et c’est ce que j’attends d’une mécanique rôliste :
faire en sorte que JOUER des personnages de fiction soit plus intéressant que de seulement raconter leurs histoires.

Et c’est là qu’on devrait recommencer à se demander comment on joue son perso, ce que j’appellerai le gameplay du roleplay

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